@HOME  
Dimension 74 – novembre 2024

“Toute une vie est contenue dans un plan”

Abdel Majid Boulaioun (MULTIPLE architecture & urbanism)

Abdel Majid Boulaioun dirige depuis vingt-cinq ans son propre bureau d’architecture. D’abord sous le nom ARJM architecture, ensuite sous celui de MULTIPLE, mais toujours à Bruxelles. Le déménagement imminent vers un site plus grand – une ancienne menuiserie – n’éloignera pas l’équipe de la capitale. « Pourtant, le bureau est né en Flandre », lance Abdel Majid. « C’est là-bas que nous avons été mis au défi de développer nos idées, et grâce à une première commande publique, nous avons eu les opportunités nécessaires pour persévérer en tant que jeune architecte. »

Un fond blanc, une police simple, une sélection de projets organisés dans une grille stricte … le site de MULTIPLE est sobre et minimaliste. Cependant, la vitrine en ligne du bureau d’architecture et d’urbanisme bruxellois en dit long sur la vision. Il n’y a pas de rendus accrocheurs ni de photos architecturales esthétiques, les projets sont présentés un par un à l’aide de plans et de coupes détaillées. Si on fait défiler la page vers le bas, on ne trouve à aucun moment des maisons de particuliers qui marquent souvent le point de départ d’une pratique architecturale. « Quand j’ai créé mon bureau, je n’avais pas de carnet d’adresses avec des clients potentiels », déclare Abdel Majid. « Dès le départ, l’accent était mis – consciemment et par nécessité – sur les commandes publiques. »

Sur les épaules des grands

Abdel Majid a grandi à Cureghem, étudié l’architecture à Saint-Luc Bruxelles, suivi un post-graduat en Urbanisme à l’ISURU et acquis sa première expérience professionnelle chez Groep Planning. Dès 1998, après avoir terminé son stage et remporté le concours pour la bibliothèque de Boechout, il fonde ARJM architecture. « Sur papier, tout s’est déroulé à Bruxelles, mais en ce qui me concerne, le berceau est en Flandre, non seulement parce que c’est un projet flamand qui a motivé la création d’ARJM, mais surtout parce que ce sont des architectes flamands qui ont cru très tôt en notre vision. C’est par exemple Paul Lievevrouw (SumProject) qui m’a encouragé à participer à des concours d’architecture. Lorsque le Vlaams Blok de l’époque a critiqué ma participation au concours pour la bibliothèque de Boechout, Willem Jan Neutelings (Neutelings Riedijk Architects) et Jan Moens (Bureau Bouwtechniek) ont pris ma défense. Et ce sont les Bouwmeesters flamands Marcel Smet et bOb Van Reeth qui ont voulu mener avec moi une réflexion sur l’architecture et m’ont mis au défi d’aller plus loin. Si j’avais fait part de mes idées à Bruxelles ou en Wallonie, l’entretien aurait peut-être tourné court. J’ai eu la chance de trouver en Flandre un environnement innovant avec lequel je me suis senti en phase. En fin de compte, tout jeune architecte a besoin de rencontres qui l’incitent à poursuivre sa réflexion. »


Abdel Majid sait que le soutien de quelques notables de l’architecture ne garantit pas un parcours sans faute. « Ce n’est pas comme si on sortait des études et qu’on décidait de créer un bureau, point final. C’est un travail difficile qui prend du temps. Nos premières années ne furent pas évidentes. Les trois associés avec lesquels j’ai fondé ARJM ont finalement décidé de donner une autre orientation à leur carrière. Le fait qu’ARJM se consacre exclusivement à des missions publiques et n’ait pas de clients directs n’a pas facilité les choses. « Nous avions peu de sécurité financière. Les missions publiques durent facilement six à sept ans, il fallait donc rester vigilant sur la manière dont nous dépensions les ressources limitées dont nous disposions. Aujourd’hui, nous savons gérer, mais il y a vingt-cinq ans, c’était un saut dans l’inconnu. »

Plus de questions que de réponses

Abdel Majid a aujourd’hui trouvé l’équilibre. Des projets aux échelles diverses sont combinés et l’équipe est progressivement redevenue un groupe soudé de 14 personnes. L’accent sur la réflexion est toujours présent et a été renforcé en 2016 avec le nouveau nom MULTIPLE. Abdel Majid: « Il fait référence à un concept de Guy Deleuze et Félix Guattari, via lequel ils indiquent que rien n’est (encore) singulier et que tout contient toujours des complexités. C’est aussi comme cela que nous envisageons l’architecture : chaque question ou mission implique par définition des défis multiples. C’est à nous d’enquêter sur les problèmes en cause. En tant qu’architectes, il faut fournir des réponses mais aussi et surtout poser des questions. C’est comme cela que l’on arrive finalement à deux ou trois questions qui sont vraiment centrales et qui font votre projet. »


La conception d’un pont dans le cadre d’un concours récent illustre l’ouverture d’esprit de MULTIPLE. Au lieu d’être simplement un moyen de passer d’une rive à l’autre, le bureau a développé un véritable pôle d’attraction pour la faune locale, en collaboration avec des biologistes et des écologistes. « Dès le départ, nous avons cherché à créer une valeur ajoutée pour la nature et la biodiversité. Nous avons donc prévu une banque de graines au pied du pont qui, à terme, se transformeront en une flore luxuriante qui attirera des insectes nécessaires, tout en assurant la stabilité du pont. C’est une intervention où tant la nature que la structure gagnent quelque chose, ce qui ne serait pas le cas si on considérait le pont comme un simple pont. »

La nécessité d’une telle approche a toujours existé d’après Abdel Majid, et elle devient d’autant plus urgente que la société est sous pression. « Nous sommes confrontés à toutes sortes de problèmes, qu’il s’agisse du climat, de la densité de population ou de la polarisation. Dans un tel contexte, on ne peut pas continuer à faire de l’architecture juste pour l’architecture, n’est-ce-pas ? Nous ne pouvons pas nous contenter de construire ce qui existe déjà, il faut innover, créer des nouvelles opportunités, penser autrement le projet architectural et concevoir un vecteur de changement social. Le jour où nous cesserons de nous poser des questions, nous serons des exécutants secs. »


C’est pour cette raison que le portefeuille de MULTIPLE reste essentiellement greffé sur des projets, des infrastructures et des espaces publics. « Même si la société continue de se polariser et que nous semblons tous piégés dans notre sphère numérique avec les médias sociaux, l’espace public est un lieu où divers intérêts et opinions interagissent, un lieu où naissent les débats et où on peut apprendre à se comprendre. »

Intelligence collective

Dans la pratique de MULTIPLE, c’est Abdel Majid qui définit l’orientation initiale d’un projet puis les collaborateurs l’élaborent, le mettent au point et l’affinent. « J’aime comparer notre travail à celui de Schubert. Il a créé des dizaines de variations de chaque sonate. Ce n’est pas comme s’il avait écrit un morceau du jour au lendemain. Il y a eu tout un processus pour arriver aux notes finales. C’est exactement ce que nos collaborateurs font ici. Ensemble, ils réalisent des variations jusqu’à parvenir à un résultat qui sonne comme il se doit. L’idée selon laquelle les collaborateurs ne sont là que pour faire le travail parce que l’administrateur n’a pas le temps est totalement dépassée. Chacun participe à la réflexion. »


Abdel Majid parle d’intelligence collective. « Un collaborateur ne travaille jamais seul sur un projet. Chaque équipe est composée d’au moins deux personnes et des ateliers sont organisés régulièrement pour chaque projet. Bien entendu, cela prend plus de temps et coûte plus cher que de le faire seul mais nous sommes convaincus de gagner en qualité. En encourageant la concertation et la discussion, le résultat final est plus réfléchi, plus affiné, mieux soutenu, … » Des personnes externes sont également invitées aux ateliers. « Il peut s’agir d’experts techniques ou de personnes ayant une autre vision. Il arrive que tout soit critiqué lors d’une telle session et au final, les cartes sont complètement différentes et le projet est optimisé. C’est de cela qu’il s’agit. »

Un concept selon trois axes

Outre le caractère public et l’ambition sociale, l’approche constitue un aspect qui relie les diverses conceptions et réalisations de MULTIPLE. Pour arriver à un projet final à partir d’un certain nombre de questions et des dizaines de réflexions, l’équipe travaille selon trois axes ou niveaux : la grande échelle, le détail et le dessin. Ces trois éléments sont essentiels pour formuler une réponse à ce que la société nous demande, du micro au macro. La grande échelle – le contexte, le paysage, le sol, etc. – est le point de départ. Après la mise au point, on commence à réfléchir à la manière d’y intégrer les bâtiments. Pour la réalisation de 204 nouvelles unités résidentielles à flanc de colline à Durbuy, l’équipe de conception est partie des besoins de ‘la forêt en devenir’ déjà présente. « Tout d’abord, nous avons tenu compte de la lumière. Des espaces ouverts ont été créés là où la lumière était nécessaire, et c’est à la limite de ces clairières que les bâtiments viennent s’implanter. En d’autres termes, la demande du paysage détermine l’identité du projet. »

La petite échelle et les détails forment le langage de l’architecture, d’après Abdel Majid. « Ils déterminent la manière dont les individus se sentent dans une pièce. Dans le projet de la gare d’Etterbeek, le détail de l’auvent est pensé de manière telle que le grand hall ouvert peut se fondre dans l’espace public pour les étudiants de la VUB et de l’ULB. Enfin, le dessin est fondamental pour affiner, capturer et transmettre les éléments. C’est sur un plan et une coupe qu’on détermine les proportions, que l’on peut explorer ce qui est possible ou ne l’est pas, que l’on réfléchit à la manière on utilise l’espace et comment s’y déroulent les journées d’aujourd’hui et de demain. On ne dessine pas quelque chose parce que c’est intéressant ; le dessin détermine le processus de réflexion. Une image est éphémère mais un plan ou une coupe contient toute une vie. Voilà pourquoi nous continuons à dessiner. »

“Le jour où nous cesserons de nous poser des questions, nous serons des exécutants secs. »