PROJET À L'HONNEUR  
Dimension 63 – février 2022

La Tour des Livres, symbole de la science et du patrimoine moderniste

La quatrième tour de Gand brille à nouveau. Bien que les travaux de rénovation et de restauration du monument moderniste de Henry van de Velde ne soient pas entièrement achevés après neuf ans, la Boekentoren de 64 mètres de haut est accessible au public depuis septembre 2021. De la salle de lecture au rez-de-chaussée au Belvédère au 21ème étage, les visiteurs peuvent découvrir un monument restauré apparemment sans efforts, bien qu’il en fut autrement dans la réalité.

Gand a historiquement une relation erratique avec la Tour des Livres. Lorsque l’enveloppe de béton du bâtiment inauguré en 1942 montre déjà des problèmes dans les années ’50 et reçoit une couche de protection supplémentaire de mortier époxy, la tour autrefois lumineuse devient un phare beige ocre plutôt triste dans le ciel gantois. En outre, les complications internes s’accumulent, les principales étant la surchauffe et les infiltrations d’eau.

La protection officielle du bâtiment en tant que monument en 1992 offre dans un premier temps peu de réconfort. Les problèmes ne sont abordés que de manière ponctuelle, et ce n’est que lorsque le collectionneur André Singer et la conservatrice de la bibliothèque Sylvia Van Peteghem entrent en scène au début du 21ème siècle que l’intérêt pour la valeur architectonique et historico-artistique du bâtiment se consolide. « Le bâtiment nécessite une vision d’avenir car d’ici cinq à sept ans nous atteindrons le point de non-retour », fait savoir André Singer en 2003. Mais aussi : « En cas de négligence totale, on pourra le démolir dans 30 ans. »

De sa propre initiative, André Singer demande au cabinet d’architectes Robbrecht & Daem de réaliser une étude de faisabilité pour la restauration du monument. L’étude conduit finalement à un investissement de l’Université de Gand et à l’Open Oproep associé fin 2006, dont l’ambition est de faire du bâtiment, et de sa valeur historico-artistique, une bibliothèque du 21ème siècle. Le cabinet d’architectes Robbrecht & Daem se porte candidat avec Baro Architectuur, SumProject, Barbara Van der Wee Architects, Daidalos Peutz, VK Engineering et Studiebureau Greisch, et l’équipe multidisciplinaire remporte la mission en 2007. Les travaux débutent en 2012 et se déploient en plusieurs phases selon les ressources financières disponibles.

Prolonger la ligne

Paul Robbrecht, et par extension l’équipe de conception, décrit sa relation avec le monument comme sobre, modeste et fidèle à Henry van de Velde. « Nous avons pris un point de vue similaire à celui de David Chipperfield lors de la rénovation de la Neue Nationalgalerie de Mies van der Rohe: nous voulions faire entrer le bâtiment dans le 21ème siècle mais notre intervention devait passer pratiquement inaperçue. D’après notre expérience et nos recherches, il s’est avéré que le bâtiment le permettait. La Tour des Livres a finalement une logique claire. Nous l’avons prolongée. »

Le concept de Robbrecht & Daem prévoyait d’abord une reconfiguration mineure des diverses fonctions du bâtiment. La Faculté d’Histoire de l’art – l’ancien Institut supérieur d’Histoire de l’art et archéologie ou HIKO – a dû céder sa place pour unifier la circulation des deux ailes, jusqu’alors indépendantes. « En prolongeant la ligne, la bibliothèque bénéficie de plus d’espace et le corridor créé relie l’entrée d’origine à la nouvelle entrée de la Sint-Hubertusstraat accessible aux fauteuils roulants. Le bâtiment est aussi mieux imbriqué dans le quartier universitaire. »

Pour obtenir une Salle de lecture Collections spéciales plus spacieuse, le mur entre la Salle des cartes d’origine et la Salle de réserve est démoli, près de la plateforme entre l’aile historico-artistique et la bibliothèque. À la nouvelle entrée de la Sint-Hubertusstraat, le sous-sol sous la plateforme PC est agrandi pour offrir un espace supplémentaire utile de 300 m². « Fondamentalement, nous avons peu touché à la structure du bâtiment », conclut Paul Robbrecht. « Il s’agit à chaque fois d’interventions mineures réalisées dans le respect des rapports et des lignes caractéristiques de Henry Van de Velde mais qui s’avèrent précieuses dans le contexte de la fonctionnalité contemporaine du bâtiment. »

Souterrain

Ce qui précède ne s’est avéré possible que grâce à une opération structurelle majeure, et pourtant invisible : la construction d’un dépôt souterrain sous le jardin intérieur fermé. « Toute la surface du jardin intérieur, jusqu’à un demi-mètre des murs existants, a été excavée », explique Geert Willemyns de Baro Architectuur, qui a supervisé les travaux. « Au total, cela représente une fosse de 30 sur 30 m et de 13 m de profondeur, soit un peu moins de 3000 m² de capacité supplémentaire. Grâce au nouveau système d’empilage de formats, l’espace est utilisé plus efficacement, de sorte que la collection actuelle, qui occupait 8.000 m² à l’origine, peut y être rangée. La combinaison avec le nouvel espace d’étude sous la plateforme PC a permis de préserver le fonctionnement de la bibliothèque pendant la rénovation. Elle n’a été fermée que lors du déménagement des livres et des documents. »

Paul Robbrecht admet que le choix d’un dépôt souterrain n’avait rien d’évident. « Les services de bibliothèques et d’archives sont traditionnellement réticents à l’idée d’un stockage souterrain, en partie par crainte de problèmes d’humidité. Parfois, c’est explicitement interdit. Dans le cas présent, nous avons pu démontrer noir sur blanc que c’était la solution la plus efficiente. D’une part, parce que cela revenait moins cher que de transférer provisoirement tous les livres et les ouvrages vers un autre endroit, et d’autre part – et c’est tout aussi important – parce que le nouveau dépôt souterrain peut garantir la plus haute classe climatique A dans le spectre de la conservation. Ce climat stable est un exigence absolue pour certains manuscrits et incunables de la collection et n’aurait jamais pu être atteint dans la tour. »

La touche finale

Que la tour actuelle ait souffert de problèmes climatologiques dès le départ n’est un secret pour personne. « Avec la simple enveloppe en béton, le climat était à la fois trop froid et trop chaud pour la conservation des livres et des ouvrages », poursuit Paul Robbrecht. « Et du fait de la construction particulière, il y avait une sorte d’effet cheminée qui générait énormément de poussière et représentait une menace supplémentaire ». Pour créer un climat relativement stable dans la tour et conserver la fonction de lieu de stockage de livres, sauf pour les ouvrages les plus vulnérables, il a été décidé en concertation avec le bureau d’études Daidalos Peutz de travailler selon le principe box-in-box. Etage par étage, à environ 80 cm des murs extérieurs, une nouvelle coque isolante a été posée. « Cette coque s’inscrit dans la rythmique de la structure de colonnes existante et crée une connexion avec les fenêtres d’origine. En quelque sorte, une nouvelle tour a été construite dans la tour existante. »

Tout en haut du bâtiment, le Belvédère a retrouvé sa splendeur. « Henry Van de Velde a conçu ce lieu comme un endroit au-dessus de la ville où les gens peuvent échanger des idées, mais suite notamment aux problèmes d’accessibilité et de surchauffe, il était hors d’usage depuis un certain temps et est tombé en désuétude. Les revêtements d’origine étaient sérieusement endommagés par le soleil et certains éléments ont été démolis pour accueillir la salle des machines de l’ascenseur. »

Pour redonner toute sa grandeur au lieu, et à la verticalité remarquable, les architectes n’ont pas eu d’autre choix que de tout décaper et reconstruire, du plancher en bois aux boiseries jusqu’à l’escalier. Une plateforme élévatrice pourvue d’un parapet en verre et sans profilés est subtilement intégrée et Robbrecht & Daem a conçu de nouveaux luminaires qui remplacent les lampes TL placées sur les traverses entre les colonnes. « Les traverses ont d’ailleurs aussi été enlevées », signale Paul Robbrecht. « On ne peut pas dire avec une certitude absolue si elles étaient présentes dans le concept d’origine, mais elles ne semblent pas correspondre aux rapports et à l’alignement de l’espace. »

Les nouvelles fenêtres et les techniques actuelles doivent désormais protéger le lieu des éléments météorologiques destructeurs. « Le défi a principalement consisté à lier la durabilité et le confort aux proportions originales et à la géométrie », explique Liesbet Vandenbussche de Baro Architectuur. « Le profilage fin des fenêtres d’origine – qui ont depuis été remplacées par des modèles plus larges en aluminium – était difficile à égaler. Nous avons comparé de nombreux profilés de fenêtres entre eux et les plans d’origine, tant en ce qui concerne leurs dimensions que la qualité thermique, par exemple. »

« La protection solaire fut un autre défi de taille. Les fenêtres sont immenses et se situent à une très grande hauteur. Aucun producteur en Belgique n’a pu ou voulu fournir les protections solaires externes utiles. Nous avons donc été contraints de choisir une protection intérieure, mais au lieu d’un écran classique, nous avons opté pour un système dynamique qui prévoit d’une part une réflexion via une toile transparente et d’autre part une extraction mécanique de l’air chaud entre la toile et le vitrage. Les autres techniques comme la climatisation, l’éclairage de secours et la détection incendie sont autant que possible intégrées au plafond via de fins canaux pour perturber le moins possible les rapports de l’espace. »

Eléments emblématiques et manquements techniques

Les travaux au Belvédère illustrent sans doute le mieux les défis et les problèmes auxquels l’équipe de conception et de construction a été confrontée lors de cette mission, et la tension entre les exigences contemporaines et les rapports d’origine. « Henry Van de Velde a expérimenté énormément de choses dans la Tour des Livres », fait remarquer Geert Willemyns en soulignant la complexité supplémentaire « à la fois en termes d’utilisation des matériaux que d’alignement. Dans bien des cas, les bons matériaux et les techniques adaptées n’étaient pas encore disponibles, ce qui a entraîné des manquements techniques. Dans un tel projet de rénovation, il faut naturellement aborder cela mais de manière respectueuse. Ce n’est pas parce que nous disposons aujourd’hui des matériaux et des techniques utiles que la tâche devient par définition plus simple. Il s’agit de faire des compromis en permanence entre la préservation ou le remplacement et la démolition ou la reconstruction, mais d’accorder aussi une attention particulière pour et une ingéniosité dans les détails. »

En témoigne notamment les travaux réalisés à la Salle des cartes et à la Salle de réserve où il s’est avéré, après la démolition du mur intermédiaire, que le niveau du sol différait de quelques centimètres. Au lieu de surélever le niveau le plus bas, tout le sol a été ouvert puis refait avec les carrelages récupérés. « Henry Van de Velde avait imaginé un alignement spécifique dans le sol », déclare Paul Robbrecht, « qui forme une métrique par rapport à l’architecture ambiante. Nous voulions coûte que coûte récupérer ce jeu de lignes. » D’autre part, l’orientation des fenêtres de toit à la salle de lecture a été adaptée. « Une intervention importante dans le cadre de la durabilité et du confort car cela diminue considérablement la surchauffe du lieu mais a finalement peu d’impact sur le monument. Cela ne l’affecte pas visiblement. »

Qu’un élément soit déterminant de l’image ou non est un critère crucial pour l’architecte. « Voilà pourquoi nous avons décidé de reconstruire l’auvent en béton qui se trouvait à l’origine sur la terrasse de la bibliothèque historico-artistique. Suite à des problèmes d’infiltration d’eau, la structure avait été démolie assez rapidement après la construction, mais avec les plans d’origine et les techniques actuelles, nous avons pu la reconstruire fidèlement et de manière durable. »

Rénovation du béton

Si les architectes ont pu récupérer de nombreux matériaux dans la Tour des Livres, il en fut hélas autrement pour la façade. Paul Robbrecht: « Pour Henry van de Velde, l’attrait du béton résidait notamment dans l’assemblage de diverses particules de pierres pouvant induire une certaine luminosité. C’était son ambition explicite pour la Tour des Livres, même si l’expérience a techniquement rapidement perdu de son éclat suite aux problèmes précoces et à la pose d’une couche de protection en mortier époxy. Restaurer cela fut l’une de nos plus grandes résolutions et un défi majeur. »

Geert Willemyns détaille concrètement le défi : « Les éléments de façade sont extrêmement fins. Au bâtiment bas, la couche de béton a une épaisseur de 6 cm seulement, et pas plus de 3 cm de recouvrement de l’acier d’armature. Pour restaurer cela, il a d’abord fallu nettoyer la façade à haute pression sur 2 cm avant de poser une fine armature en acier inoxydable et rebétonner l’ensemble. La première étape fut assez problématique car le béton n’était pas constant en épaisseur et en qualité. Si vous nettoyez la façade à une pression trop élevée, vous risquez de passer à travers la couche de béton, et si le nettoyage n’est pas réalisé correctement, vous n’aurez pas assez de place pour le nouveau béton. Nous avons passé énormément de temps à rechercher les bons paramètres. »

Des tests ont aussi été réalisés pour l’application finale. « Initialement, nous avions envisagé un mortier à couler mais le résultat était plat et manquait de luminosité. Le choix du béton impliquait d’accorder une attention particulière à la liquidité et au mode de dépôt afin d’éviter notamment la formation de nids de gravier. Cela a demandé beaucoup d’efforts. » « Un vrai travail de moine » assure Paul Robbrecht. « Vous ne voyez le résultat que lorsque le coffrage est retiré. Si ce n’est pas bon, il n’y a qu’une chose à faire : l’enlever et recommencer. Nous avons dû nous y reprendre à plusieurs fois. »

Symbole

Aujourd’hui, la nouvelle peau de la Tour des Livres brille au soleil. Dans les années à venir, les derniers travaux intérieurs dans les ailes est et ouest du bâtiment finaliseront la rénovation, et les architectes s’attendent à ce que le café de lecture dans l’ancienne bibliothèque du HIKO puisse ouvrir ses portes en 2025, en tant que pièce maîtresse. Pour Paul Robbrecht, la Tour des Livres rénovée remplit déjà une fonction symbolique importante. Deux, même. « Tout d’abord, la tour donne de la visibilité à l’université. C’est la tour de la science, le phare d’une université qui n’a autrement pas de visage reconnaissable et est quelque peu dispersée dans la ville. Par ailleurs, le bâtiment exprime un avenir pour d’autres types de monuments, notamment ceux plus récents, qui peuvent recevoir une nouvelle vie de manière digne et être le summum en matière de durabilité. »

Fiche du projet

  1. Donneur d’ordre: Université de Gand
  2. Architectes: Robbrecht en Daem architecten, Barbara Van der Wee Architects, Baro Architectuur, SumProject
  3. Bureau d’études Physique du bâtiment: Daidalos Peutz
  4. Bureau d’études Stabilité: Bureau d’Etudes Greisch
  5. Bureau d’études Techniques: VK Engineering
  6. Principaux entrepreneurs : Furnibo (phase 1), BAM-Renotec (phase 2), Artes Depret – Roegiers – Woudenberg (phase 3)
  7. Superficie: 20.000 m2
  8. Budget: 34.000.000 euro

Chronologie

  • 2006: Open Oproep
  • 2007: Attribution
  • 2007 - 2012: Dossier de conception et de réalisation
  • 2012 - 2014: Construction du dépôt souterrain et gros oeuvre de la plateforme PC
  • 2015 - 2018: Rénovation de la façade et intérieur de la plateforme PC
  • 2018 - 2021: Rénovation des salles de lecture et Belvédère
  • 2021: Réouverture au public
  • 2025: Livraison finale prévue